On se souvient du personnage du roi de Perse, dans Les Mille et Une Nuits, qui, trompé un jour, décide d’épouser et d’exécuter une vierge quotidiennement pour éviter à l’avenir cette situation fâcheuse. Cette manière originale de couper court au débat #metoo rencontre en Shéhérazade une redoutable adversaire qui suspend la sentence du roi en l’assujettissant au récit feuilletonné nuit après nuit à son intention. Jean-Bernard Marlin a donc bien fait d’intituler son premier long-métrage du nom de la conteuse désarmante, car son film, avec des moyens et dans un décor très différents, raconte un peu la même histoire.
Situé dans le milieu de la délinquance juvénile à Marseille, Shéhérazade appartient à ce type de film qu’on nomme un peu pompeusement « fiction documentée », ce qui veut tout simplement dire qu’il tire dans le meilleur des cas de son substrat documentaire une authenticité plus vive et une puissance d’incarnation décuplée. De Toni (1935), de Jean Renoir, à La BM du Seigneur (2010), de Jean-Charles Hue, en passant par La Vie de Jésus (1997), de Bruno Dumont, le cinéma français, après le néoréalisme italien, en livre quelques remarquables exemples.
Dylan Robert et Kenza Fortas ont connu, dans la vraie vie, la prison pour l’un, le foyer pour l’autre
Jean-Bernard Marlin, 38 ans, prend brillamment la suite. Marseillais d’origine, il a mené voici quelques années un travail documentaire auprès des mineurs délinquants de la ville, s’est immergé pour les besoins de ce film plusieurs mois dans le milieu de la prostitution du quartier de la Rotonde, s’est inspiré par surcroît d’un fait divers survenu en 2013, a recruté enfin ses acteurs dans les quartiers et les foyers, aussi bien que dans les prétoires. Du réel, et du plus lourd, en un mot, que le réalisateur a eu non seulement le mérite de vouloir approcher, mais aussi, car il n’y suffit pas, le talent de transsubstantier en matière cinématographique.
A l’image du jeune couple du quartier de La Belle-de-Mai, qui va électriser et illuminer son film, y faire rayonner une aura pasolinienne. Dylan Robert et Kenza Fortas ont connu, dans la vraie vie, la prison pour l’un, le foyer pour l’autre. Dans le film, ils incarnent Zachary, 17 ans, et Shéhérazade, un peu moins. Le premier sort de prison, accomplissant la figure inaugurale d’un polar de la rechute, plus souvent que de la rédemption (il faudra voir le film pour savoir ce qu’il en advient ici).
Dure à cuire et œil de velours
Tignasse teinte sur un beau visage basané, concentré de « métèque » libre comme l’air et sans origine contrôlée, corps ductile de petit marlou, nerfs de la survie à fleur de peau, l’adolescent erre sans attaches dans Marseille. Se prend la tête avec son éducatrice. Se prend la tête avec sa mère, elle-même déclassée, qui ne tient pas à ce qu’il revienne. Se prend la tête avec le mec de sa mère, qui le vire manu militari. Se prend la tête avec la bande de voyous à laquelle il est plus ou moins affilié.
Zonant ainsi, en compagnie du seul ami qu’il lui reste, abruti de la troupe avec lequel il ne manquera pas de se prendre la tête, il tombe sur un groupe de mineures prostituées qui font le pied de grue sur le bitume marseillais. Sous ces atours se présente la jeune Shéhérazade, dure à cuire et œil de velours, port de reine sur déhanché de pute, qui le vole au coin du bois avant de lui donner son cœur en même temps que son corps. Un ménage s’établit ainsi, dont le sordide le dispute à la beauté. Ici, proxénétisme, protection rapprochée, pied de grue devant la porte d’un immeuble dans le hall duquel la fiancée, slip aux chevilles, est tirée vite fait par trois lascars, défouraillage nocturne avec le réseau bulgare d’à côté.
Jalousie meurtrière
Là, pourtant, la fille démunie qui adopte son mac, qui se donne à lui comme on se donne à l’amour, et lui qui trouve en elle la chaleur et la confiance que personne ne lui a jamais octroyées, et ce sentiment qui les lie de plus en plus fort, de plus en plus beau, quand bien même ils ne se l’avouent pas, quand bien même ils n’auraient pas les mots pour le dire, quand bien même tout autour d’eux semble devoir le flétrir.
On l’a compris, une histoire d’amour est née, qui est celle que raconte fondamentalement le film, mais qui s’accompagne, à mesure qu’elle prend de la place, d’une montée tragique des périls. Dangers de la rue, trahison des proches, préjugés crasseux, jalousie meurtrière. Tout cela va naturellement et gravement déraper. Et finir, pour mieux recommencer peut-être, devant une cour de justice qui, remplaçant les actes par les mots, devient la scène théâtrale des passions funestes en même temps que de la vérité des sentiments.
Autant dire que Shéhérazade, entre sale règlement de comptes et romance juvénile, avance sur un fil ténu. Ses partis pris formels, lumières au néon, féerie nocturne, caméra portée exaltant le velouté des peaux, musique chaloupée des accents, célébration impétueuse de la jeunesse, nous emportent loin de la misère que le film affronte dans le même temps. De même que dans le conte persan, Marlin, maître enchanteur de la mise en scène du récit, possède visiblement l’art de transformer le plomb en or. A l’instar de Flaubert, il pourrait dire : « Shéhérazade, c’est moi. »
Film français de Jean-Bernard Marlin. Avec Dylan Robert, Kenza Fortas, Lisa Amedjout (1 h 49).
Jacques Mandelbaum